Les vignettes d’Aéla – Des outils pour vivre ensemble – Episode 2

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17 décembre 2024

La communication dans les colocations,
ce n’est pas un long fleuve tranquille et pourtant c’est la clé de bonnes relations.

C’est pourquoi, avec l’équipe de psychologues LOKI ORA, nous nous sommes penchés sur la question et avons eu envie de monter un projet autour de la formalisation de concepts parfois flous afin d’aider les colocataires à mieux se comprendre…

Le conflit interpersonnel

Nous avons toutes et tous déjà été en conflit avec une ou plusieurs personnes, nous le serons encore, et vivre en colocation ne nous en exempt pas. Ils sont inhérents à la vie, et pourtant le terme “conflit” nous fait généralement peur.
Quelles sont les sources du conflit interpersonnel ? Comment le résoudre ?

Définir le conflit interpersonnel

La notion de conflit n’est pas aisée à définir. Il s’agit d’un terme polysémique qui implique de nombreuses variables à prendre en considération, que nous verrons dans le point suivant. Il existe différents types de conflits, et nous allons nous concentrer sur le conflit interpersonnel. Le conflit est un phénomène naturel, dynamique et complexe (Ndiaye & Abraham, 2016 ; Marc & Picard, 2006).

Trois conditions sont nécessaires à l’apparition d’un conflit :

  • Des acteurs
  • Une relation entre ces acteurs
  • Des enjeux pour chacun des acteurs

Par ailleurs, le conflit est une situation de désaccord, « impliquant deux individus au moins et qui peuvent se sentir en opposition sur des questions d’objectifs, de valeurs, de comportements ou de manières à accéder à un objectif ». La relation est temporairement bloquée (Marsan, 2010). Il éclate quand il y a « accumulation d’insatisfactions, résultantes d’un ou de plusieurs problèmes non résolus » (Marsan, 2010). La dimension émotionnelle est forte.
En outre, communiquer et relationner avec autrui est difficile car il s’agit de situations qui comportent des enjeux, mais aussi des risques.

Quelles sont les sources du conflit interpersonnel ?

Il est nécessaire de sortir de la logique « linéaire », autrement dit, de « cause à effet(s) » où le conflit naît à la suite du dysfonctionnement d’une personne qui engendre une réaction chez l’autre ; où la seule issue possible pour résoudre ce dernier est le conflit (Monroy & Fournier, 1997). La logique est plutôt circulaire, c’est-à-dire que de nombreux facteurs sont à prendre à compte dans l’apparition d’un conflit, et n’en percevoir qu’un seul serait réducteur (Marc & Picard, 2006).

En voici une liste non exhaustive :
1) Les enjeux identitaires
L’identité, « c’est ce qui me représente, ce qui fait que je suis « Moi », un être unique et différent des autres dont je suis capable de circonscrire les frontières » (Marc & Picard, 2006). Elle est construite socialement, à travers autrui, à la fois en s’identifiant et en se différenciant des autres (Fiske, 2008 ; Marc & Picard, 2006). Ainsi, elle exprime que nous sommes à la fois uniques et similaires aux autres : « A travers la question de son identité, chacun pose aussi celle de ses limites et de sa place par rapport à autrui » (Marc & Picard, 2006).
Les enjeux identitaires renvoient notamment au fait que chaque être humain souhaite avoir une image valorisante, avantageuse en public. On adopte une « face » , ou un masque social, et comme nous venons de le voir, deux besoins co-existent : le besoin d’être unique (individuation) et celui d’être semblable à ses pairs.
La communication avec autrui est à risque et peut conduire à un conflit : nous avons les enjeux identitaires ci-dessus, entremêlés avec des enjeux « territoriaux » (besoin d’avoir et de protéger son intimité, son espace personnel, ses affaires etc.) ; l’autre les a également. Il a également ses propres attentes, besoins, envies, limites, et nous n’avons pas le contrôle dessus. Une part d’imprévus et de risques existe, comme le fait d’être jugé et de perdre la « face », d’exposer son intimité, etc.

2) Les besoins et les émotions
Nous avons toutes et tous des besoins fondamentaux : besoins physiologiques, reconnaissance, valorisation, liberté, sécurité, etc. Les besoins sont liés aux émotions ressenties.
« Les besoins recouvrent l’ensemble de tout ce qui paraît être nécessaire à une personne. Ils sont légitimes, universels, et ne sont ni bons ni mauvais » (Lagarde, 2019). Ils motivent, de façon consciente ou non, nos actions. « L’émotion est le résultat du traitement de l’information initiale, c’est une énergie qui nous met en mouvement » (Art-Mella, 2019). C’est une réaction spontanée, automatique à l’environnement qui nous entoure, et temporaire.
L’émotion a différentes composantes : cognitive (évaluer la situation qui déclenche l’émotion) ; physiologique (ex. sueur, maux de ventre), comportementale et expressive (ex. expressions faciales, prosodie, s’enfuir), l’expérience subjective vécue (ressenti). Face à une même situation, un individu ne ressentira pas les mêmes émotions (Nugier, 2009). Les émotions « expriment dans leurs différentes nuances (la joie, la peur, la colère, la surprise, la tristesse…) la coloration de notre existence, notre rapport sensible au monde qui nous entoure aux autres » (Marc & Picard, 2006). Elles ont une fonction et peuvent être classées en plusieurs familles (dites « émotions primaires »).

Chaque famille se décline en des émotions plus précises (Art-Mella, 2019) :

  • Le plaisir, la joie : heureux, gai, enjoué, excité, reconnaissant, etc. C’est un « mouvement qui avance » ; nous indique par exemple que la situation nous fait du bien.
  • La colère : agacé, énervé, mécontent, plein de ressentiments, etc. C’est un « mouvement qui repousse » ; nous indique par exemple qu’une situation ne nous convient pas, qu’on outrepasse nos limites, nous permet de nous défendre par exemple.
  • La tristesse : démoralisé, malheureux, désespéré, abattu, vide, etc. C’est un « mouvement vers le bas » ; nous aide à lâcher, nous libérer suite à la perte de quelqu’un ou quelque chose par exemple.
  • La peur : terrorisé, effrayé, inquiet, nerveux, etc. C’est un « mouvement qui recule » ; nous alerte d’un danger, d’une menace par exemple et nous permet de le fuir par exemple.
  • On peut aussi citer la surprise, le dégoût, ainsi que de nombreuses autres émotions dites « complexes » (ex. culpabilité, anxiété) !

Il n’existe pas d’émotions positives ou négatives car elles nous indiquent un message important sur soi et notre environnement et nous permettent de communiquer avec autrui. Elles sont en revanche plus ou moins agréables, confortables à ressentir et vivre. En ressentant certaines émotions désagréables, on peut mobiliser des mécanismes de défense tels que la fuite ou encore l’agressivité ; ou encore les partager à autrui sous l’angle du reproche et de la critique, ce qui peut mener à un conflit. En adoptant une logique linéaire, on pourrait attribuer la cause d’un conflit et de nos émotions désagréables à l’autre/ une situation, ce faisant, on se déresponsabilise. Au contraire, l’idée de la responsabilité émotionnelle consiste à considérer que « les paroles et les actes d’autrui peuvent être le facteur déclenchant, mais jamais la cause de nos sentiments » et émotions (Rosenberg, 2016). Nos émotions sont reliées à nos besoins, mais aussi nos attentes, envies, valeurs. Un besoin non satisfait peut amener une émotion désagréable.

3) La place dans la relation
On appelle « rapport de places » la façon dont les individus se positionnent les uns par rapports aux autres dans la relation (Marc & Picard, 2006). Cette place occupée change selon les contextes et les interlocuteurs.

La relation peut être :

  • Complémentaire : relation basée sur la différence, ce qui ne signifie pas dominant et dominé (on parle plutôt d’influence, de position haute et basse). Le comportement de l’un des partenaires complète celui de l’autre. A noter que cette différence est reconnue et acceptée, la relation est claire (ex. parents/ enfants, médecin/ patient, etc.)
  • Symétrique : relation basée sur l’égalité entre les personnes (ex. les colocataires entre eux)

Les facteurs pouvant mener à un conflit sont par exemple (Marc & Picard, 2006) :

  • Les places occupées se rigidifient avec le temps, et cela ne convient pas à l’un ou à l’autre : la relation n’est pas redéfinie, il n’y a pas de repositionnement au fil du temps et des potentiels changements (ex. lors d’une nouvelle arrivée dans la colocation)
  • Le rôle ne correspond pas à la place occupée (ex. place de colocataire avec un rôle d’aidant.
  • « L’équilibre relationnel » : un manque de réciprocité et d’équité dans la relation qui nuisent notamment au besoin de reconnaissance (ex. toujours être disponible pour son colocataire vs très peu)
  • Ne pas être écouté, et donc pris en considération (en lien avec les enjeux identitaires mentionnés plus haut)
  • Avoir une relation non clarifiée, c’est-à-dire non définie : qui sommes-nous l’un pour l’autre ? comment fonctionnons-nous ? (ex. sommes-nous des amis, une famille, quelle(s) différence(s) avec « colocataire » ?)
  • Etc.

4) La communication
Il n’est pas possible de ne pas communiquer : dans une interaction, tout comportement est un message. Lorsqu’on communique avec autrui, il peut fréquemment y avoir des incompréhensions, malentendus et quiproquos qui peuvent être sources de conflit.

Voici une liste non exhaustive de variables qui influencent la communication (Marc & Picard, 2006) :

  • « Je vois ce que je suis » : la réalité est subjective et construite par chacun. On organise les éléments de la réalité, on leur donne du sens pour créer une histoire. Parfois, les faits ne sont pas organisés dans le même ordre par les interlocuteurs, cela peut être source de conflit. Cela peut se traduire par exemple par : « c’est de sa faute si je me conduis ainsi… » en considérant que son comportement dans la relation est le résultat de celui de son interlocuteur, identifié comme la cause.
  • Par ailleurs, nous interprétons le message et le comportement de notre interlocuteur selon nos expériences antérieures, nos connaissances, qui nous sommes, notre histoire, notre cadre de référence, nos valeurs, nos croyances et représentations. Des patterns ou schémas relationnels peuvent exister, c’est-à-dire des modèles, des façons de communiquer ancrées qui se répètent dans toutes les situations.
  • On pense échanger autour du même sujet mais notre interprétation est différente de celui de notre interlocuteur : on se situe à un niveau différent ou encore, le sens attribué au message est différent et non compris (ex. des messages cachés dans le discours, des contradictions entre le verbal et le non-verbal affiché, l’humour, les différences culturelles en termes de codes sociaux, etc.).
  • Nous sommes tous confrontés à de nombreux biais cognitifs (une sorte de filtre automatique déformant la réalité) qui influencent nos relations, comme les stéréotypes, les corrélations illusoires, l’attribution causale, le biais de confirmation, etc.
  • Un “défaut” d’empathie : ex. minimiser un problème, grossir la responsabilité d’une personne dans un problème ; ne pas réussir à se décentrer de soi et de ses propres besoins et ne pas écouter l’autre.
  • Le non-dit : une « façon de taire volontairement quelque chose dont on ressent l’existence parce qu’on le juge honteux, dangereux ou angoissant » (Marc & Picard, 2006). Il s’agit tout de même d’un message, qui, quand il a pour fonction d’éviter un conflit, peut paradoxalement en générer un. Se situer dans un rapport de force et avoir recours à de la manipulation pour satisfaire uniquement ses propres besoins.
  • Etc.
Quelques pistes pour résoudre le conflit interpersonnel

Dans le cadre d’un groupe comme une colocation, le conflit est souvent mal vécu ou perçu comme quelque chose de négatif qu’il faut éviter. Néanmoins, il est nécessaire car il peut être utile et vertueux : nous y sommes souvent très créatifs. C’est pourquoi, il faut anticiper cette phase (en ayant des outils pour traverser le conflit) et non l’éviter. Le groupe change, il en sort grandit, plus authentique, prêt à travailler (Université du Nous).

« Le malentendu, l’incompréhension, les heurts, les désaccords constituent l’ordinaire des communications courantes ; et le conflit n’est que l’expression la plus intense de ces frictions inhérentes aux échanges » (Marc & Picard, 2006)

A son niveau :

  • Apprendre à se connaitre, son mode de fonctionnement face au conflit, son rapport aux autres ; ce qui permet de communiquer ses limites et d’être le plus authentique possible dans une relation. Réfléchir et préciser ses intentions envers une personne et se poser la question : « En quoi cette situation est un problème pour moi ? »
  • Être à l’écoute des émotions que nous génère la situation (c’est une information importante), puis pouvoir les accueillir, les identifier voire les exprimer (essayer d’être précis pour ses émotions ; ex. plutôt que « je suis triste » à « je me sens déçu et blessé »). Cela permettra de prendre de la hauteur et de sortir du registre émotionnel dans ses interactions. Pour accueillir ses émotions, on peut se concentrer sur les sensations qu’elles nous génèrent dans notre corps, les ressentir avant de poser des mots dessus (Art-Mella, 2019).
  • Avoir à l’esprit que chacun a sa propre réalité (biais), qu’on interprète forcément le discours et le comportement d’autrui et qu’il est important de situer les problèmes de relations et communication dans leur contexte (ce qui se passe et/ou se dit à un moment donné serait très probablement différent dans un autre contexte). On ne peut pas ne pas juger et catégoriser, mais on n’est pas forcément obligé de tout partager.

Au niveau de la relation :

  • Sortir de la logique linéaire (cause à effet) ; la personne en face a très probablement une lecture différente de la situation. Garder à l’esprit que les individus sont interdépendants, qu’ils s’influencent mutuellement et qu’ils ont chacun une part de responsabilité (logique circulaire)
  • La métacommunication : communiquer sur la relation entre les protagonistes en la situant dans le contexte ; et que chacun puisse préciser ses intentions. En effet, moins la relation est claire (ex. Qui sommes-nous l’un pour l’autre ?), plus les protagonistes utilisent le contenu du message pour tenter de clarifier la relation, nous avons vu ô combien ce contenu peut aboutir à des incompréhensions par exemple.
  • Adopter une posture empathique et d’écoute active, et de fait, si besoin, avoir recours à la reformulation pour vérifier la bonne compréhension.
  • Adopter une posture assertive, s’exprimer de façon authentique et sincère et mobiliser la Communication Non Violente (CNV) pour partager son ressenti et ses besoins, éventuellement formuler une demande ; et de fait, accueillir également une réponse à celle-ci (Rosenberg, 2016).

Pour ce faire :
1) Observation des faits : partager des observations circonstanciées (des faits observables et mesurables). Il ne s’agit PAS de jugements, de critiques, d’évaluations personnelles ou encore d’une analyse de la situation. « Quand tu m’as coupé la parole… » ; « quand tu m’as dit que j’étais bête… »
2) Identifier les émotions et sentiments ressentis « Je me sens… » (préciser le ressenti en évitant d’être trop général)
3) Relier ses émotions à son/ses besoins en jeu : identifier et partager ses besoins qui ne sont pas comblés « Je me suis senti triste et incompris car j’ai besoin de sentir que mon avis est écouté » ; « Je me suis senti blessé car j’ai besoin de respect »
4) Demande/ proposition à formuler : une demande précise, claire et réaliste, en son « je », formulée avec des verbes d’action positifs, reliée à un besoin. Ce n’est pas une exigence. « Serais-tu d’accord de me laisser finir ma phrase ? » ; « Est-ce que la prochaine fois, tu pourras dire ce que tu penses sans utiliser des mots insultants ? » S’assurer que la demande soit comprise et demander un retour sur ce que la personne ressent, pense. Formuler une demande, c’est aussi être en capacité de recevoir un « non » car elle peut être refusée. C’est aussi pouvoir accueillir la réponse avec empathie, être attentif et écouter les observations, émotions et besoins de la personne en face. Autrement dit, laisser s’exprimer son interlocuteur avant de chercher des solutions. Un « non » n’est pas un rejet, mais plutôt ses besoins qui l’empêchent de dire « oui ».

Bibliographie
Art-Mella. (2019). Émotions: enquête et mode d’emploi. Tome 1. France: Pourpenser éditions. Fiske, S. (2008). Psychologie sociale. De Boeck Supérieur.
Lagarde L. (2019). Outil 24. Les besoins (CNV). Dans : L. Lagarde (Dir), La Boîte à outils du développement personnel (pp. 68-69). Paris, Dunod: « BàO La Boîte à Outils ».
Marc, E., Picard, D. (2006). Petit Traité des conflits ordinaires. Editions du Seuil.
Marsan, C. (2010). Gérer et surmonter les conflits : Anticiper, comprendre, dépasser. Dunod
Monroy, M. & Fournier, A. (1997). Quand un conflit s’impose… ou les mécanismes systémiques conflictogènes. Dans : M. Monroy & A. Fournier (Dir), Figures du conflit: Une analyse systémique des situations conflictuelles (pp. 25-54). Paris cedex 14: Presses Universitaires de France.
Ndiaye, A. & Abraham, J. (2016). Les leviers de régulation des conflits interpersonnels dans trois organisations sociales et médico-sociales. Dans : RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise (pp. 29-43). https://doi.org/10.3917/rimhe.022.0029
Nugier, A. (2009). Histoire et grands courants de recherche sur les émotions. Dans : Revue électronique de psychologie sociale (pp. 8-14).
Rosenberg, M. B. (2016). Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs): Initiation à la Communication NonViolente. La Découverte.
L’Université du Nous. https://universite-du-nous.org/gouvernance-partagee-ressources

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